Au-delà de l’éloignement : la logique juridique du séjour conditionné


Dans le débat français sur le droit des étrangers, la question du séjour est encore largement abordée à travers une opposition binaire : d’un côté, le droit au séjour reconnu par l’administration ; de l’autre, les mesures d’éloignement, au premier rang desquelles l’obligation de quitter le territoire français (OQTF).
Cette approche, essentiellement administrative, tend toutefois à être progressivement rééquilibrée par l’intervention du juge, en particulier à travers le contrôle de proportionnalité fondé sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

L’expérience jurisprudentielle italienne récente offre, à cet égard, un éclairage comparatif particulièrement intéressant. Deux décisions rendues par le Tribunal de Bologne à la fin du mois de novembre 2025 mettent en évidence une logique qui dépasse la simple alternative entre séjour et éloignement : celle du séjour comme résultat conditionné d’une évaluation juridictionnelle individualisée.

Le séjour comme résultat d’une appréciation juridique

Le point de départ de cette approche est clair : la présence sur le territoire ne suffit pas, en elle-même, à fonder un droit au séjour.
Le juge italien, à l’instar de son homologue français, raisonne à partir de l’article 8 CEDH et de la protection de la vie privée et familiale. La question centrale n’est pas de savoir si l’étranger est présent de manière plus ou moins prolongée, mais si son éloignement constituerait une atteinte disproportionnée aux liens personnels et sociaux qu’il a effectivement construits dans l’État d’accueil.

Dans les décisions de Bologne, cette appréciation repose sur des éléments concrets et vérifiables : insertion professionnelle stable, autonomie économique, logement effectif, relations sociales et familiales, connaissance de la langue, absence de menace pour l’ordre public. Aucun seuil temporel rigide n’est retenu. Un séjour relativement bref peut suffire s’il est accompagné d’une intégration réelle ; inversement, une présence prolongée, dépourvue de tout enracinement, ne crée aucun droit automatique au maintien sur le territoire.

Ainsi, le séjour n’est pas appréhendé comme une situation de fait, mais comme l’aboutissement d’un raisonnement juridique fondé sur la proportionnalité.

Une construction juridictionnelle du séjour conditionné

Ce qui distingue particulièrement cette jurisprudence est le rôle structurant reconnu au juge. Lorsque l’atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale est établie, la conséquence n’est pas simplement l’annulation de la mesure d’éloignement : elle est la reconnaissance d’un droit conditionné au séjour, juridiquement opposable à l’administration.

En droit italien, ce mécanisme prend la forme de la protezione complementare. Bien que cet institut n’ait pas d’équivalent exact dans le droit français, sa fonction est aisément intelligible. Il ne s’agit ni de l’asile, ni d’une mesure humanitaire discrétionnaire, mais d’un outil de stabilisation du séjour fondé sur les droits fondamentaux, activé à l’issue d’un contrôle juridictionnel approfondi.

Un élément essentiel mérite d’être souligné : une fois les conditions réunies, le juge considère que la délivrance du titre de séjour n’est pas une faculté laissée à l’administration, mais la conséquence juridiquement nécessaire de l’analyse menée au regard de l’article 8 CEDH.
L’intégration cesse alors d’être une notion sociologique ou politique ; elle devient un fait juridiquement pertinent.

Enseignements pour le débat français

Pour la France, où le contentieux des OQTF et le contrôle de proportionnalité occupent une place croissante, cette approche invite à une réflexion plus large sur la fonction du juge administratif.
La logique du séjour conditionné permet de dépasser l’alternative entre régularisation automatique et éloignement systématique, en introduisant une troisième voie, fondée sur l’individualisation, la responsabilité et la sécurité juridique.

Il ne s’agit pas de remettre en cause le pouvoir de l’État de contrôler l’immigration, mais de reconnaître que ce pouvoir trouve ses limites lorsque l’étranger a développé, sur le territoire, une vie privée et sociale dont la rupture serait juridiquement disproportionnée. Le séjour devient alors non pas toléré, mais juridiquement justifié.

Conclusion

L’expérience italienne montre que l’efficacité d’un système de droit des étrangers ne se mesure pas uniquement à sa capacité à prononcer des mesures d’éloignement, mais aussi à sa capacité à déterminer, de manière cohérente et contrôlable, qui peut rester et pour quelles raisons.

Au-delà de l’éloignement, la logique du séjour conditionné apparaît ainsi comme une construction juridictionnelle capable de concilier respect des droits fondamentaux, autorité de la loi et exigence de proportionnalité. Une logique qui, par bien des aspects, résonne avec les évolutions actuelles du droit français et européen.


Avv. Fabio Loscerbo
Avocat – Lobbyiste enregistré auprès de l’Union européenne
Registre de transparence de l’UE n° 280782895721-36

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